Grand Curtius, le Mémorial de la déportation des Juifs à Liège

Mémoire en stèles : redécouvrir le Mémorial de la déportation des Juifs de la région liégeoise

Il faut parfois traverser une cour pour tomber sur la mémoire. À Liège, elle ne crie pas, elle ne brille pas. Elle repose là, en silence, dans l’ombre d’un musée. Le Mémorial de la déportation des Juifs de la région liégeoise, situé dans la cour intérieure de l’ancien Hôtel Hayme de Bomal, aujourd’hui intégré au Grand Curtius, ne cherche pas à séduire. Il se tient symboliquement, comme une foule figée dans l’absence. 733 stèles, en béton brut, serrées comme les noms qu’elles portent. Ceux de 733 Juifs de Liège, raflés, déportés, assassinés entre 1942 et 1944.

Une œuvre à hauteur d’humains

On doit ce monument à Christian Israël, artiste discret au parcours bigarré. Né en 1961, formé à Munich, ayant vécu entre Chili, Belgique et Espagne, il a trouvé dans cette œuvre un langage de pierre et de silence. Rien d’ostentatoire. Pas d’effets. Juste des noms. L’un après l’autre. 733 fois. Une ligne de vie interrompue, gravée dans le béton comme un battement arrêté.

Ce mémorial n’est pas un lieu de passage, c’est un endroit de pause. On y entre comme on entre en soi-même.

Liège, mai 1940 : début de l’effacement

Au moment où l’armée allemande franchit la frontière belge, 2 560 Juifs vivent dans les 24 communes du Grand Liège, sur plus de 400 000 habitants. Très peu sont citoyens belges. Ils viennent de Pologne, d’Allemagne, de Roumanie ou de Tchécoslovaquie. Des exils anciens ou récents, des trajectoires interrompues, encore une fois.

Dès octobre 1940, les ordonnances pleuvent : interdictions, enregistrements, exclusions. Dix-huit textes administratifs en moins de deux ans. La première, celle qui définit « ce qu’est un Juif », oblige chaque commune à dresser des fiches alphabétiques. À Liège, sous le maïorat de Joseph Bologne, la machine bureaucratique tourne sans accroc. Le fichage, la marginalisation, puis le transfert vers le travail forcé. L’administration suit les consignes « sans état d’âme », jusqu’au moment où l’issue de la guerre semble changer. Mais à ce stade, pour beaucoup, il est déjà trop tard.

La dernière étape avant l’abîme

L’été 1942 marque un basculement. Les affectations de travail chez Cockerill, Ougrée-Marihaye ou encore à la Fabrique Nationale de Herstal annoncent les premières déportations. Le Pas-de-Calais d’abord. Puis l’Est. Un euphémisme funèbre. L’Organisation Todt envoie les Juifs vers des camps qui ne sont pas seulement des lieux de travail.

À chaque étape, l’occupant s’appuie sur des relais. Les autorités locales. L’Association des Juifs en Belgique (AJB), mise en place en 1942. Tout est organisé. Tout semble sous contrôle. Sauf les consciences.

Invisibles, mais debout

Et pourtant, ils résistent. Par la fuite, la cache, la solidarité. De « braves gens » ouvrent leur porte, des résistants tendent la main. En quelques semaines, une part importante de la communauté devient invisible. Des enfants dorment dans des greniers, des mères changent de nom, des hommes disparaissent des registres. Ce n’est pas une illusion : près de 67 % des Juifs de la région échappent à la déportation.

Un chiffre qu’il faut redire, sans l’euphémiser. Car 733 ne reviendront pas. Le chiffre est sec, mais derrière lui, des visages, des rires, des peurs, des lettres jamais reçues.

Après l’ombre, un retour sans lumière

Le 7 septembre 1944, Liège est libérée. Quatre jours plus tard, les bourgmestres se réunissent à l’Hôtel de Ville, Bologne toujours à la présidence. Mais pour ceux qui sortent de la clandestinité, pour les très rares qui reviennent des camps, la libération n’efface rien. Elle découvre l’ampleur de la perte. La rue n’a plus de voisins. L’école n’a plus d’enfants.

Et pourtant, il faut bien continuer. Reconstruire sans oublier. Témoigner sans se figer. Vivre, tout simplement.

Une stèle, une vie

Ce mémorial discret, que tant de Liégeois ignorent encore, mérite d’être vu, revu, médité. À l’heure où l’on commémore les 80 ans de la libération des camps nazis, il rappelle que la Shoah n’est pas qu’une page dans les manuels, qu’elle s’est inscrite dans les ruelles, les registres et les silences de nos propres villes.

À Liège, elle a laissé 733 noms, que l’on peut aujourd’hui lire, un par un, dans cette cour paisible. Chaque stèle est un murmure de mémoire. Une promesse que ces vies, même brisées, ne seront pas effacées.

Mémorial de la déportation des Juifs de la région liégeoise – Grand Curtius – Liège
Mémorial de la déportation des Juifs de la région liégeoise – Grand Curtius – Liège